Premier secteur touché par la dématérialisation, la musique semble aujourd’hui avoir achevé ses mutations initiées par le numérique. Avec l’essor du streaming, les rapports de force ont changé. Les producteurs cherchent les recettes ailleurs que sur les ventes de disques, et les algorithmes font office de facteur différenciant dans la multiplicité des offres auxquelles est confronté le consommateur.
Spotify, Deezer, Tidal, ou encore Google Music et Apple Music… le streaming est aujourd’hui la nouvelle norme de consommation de la musique. Jamais les albums n’auront été autant dématérialisés ; à tel point que la question se pose : l’industrie musicale est-elle arrivée au bout de sa métamorphose numérique ? Après la multiplication des tentatives de modèles économiques dans les années 2000 — achat à l’article avec iTunes, contribution libre comme pour l’album In Rainbows de Radiohead, etc. — la lecture directe en ligne semble bien s’imposer comme une solution stable.
Marc Bourreau est économiste à Télécom ParisTech et responsable au sein de l’école de la chaire Innovation et régulation[1] qui organise le 28 septembre une conférence ayant pour thème : « Musique : fin de la révolution numérique ? ». Selon lui, bien que les artistes se plaignent des reversements très faibles qu’ils reçoivent des écoutes en streaming, le modèle est pérenne. Basé sur le principe de la rémunération au pro rata des lectures de titre — Spotify reverse 70 % de son chiffre d’affaires aux ayants droit — les streaming est aujourd’hui largement accepté par les producteurs et les consommateurs.
Néanmoins, le chercheur voit des sujets d’évolution du modèle. « Le principal problème est que l’abonnement mensuel à ces services représente un investissement annuel moyen supérieur aux dépenses des consommateurs avant l’ère du streaming » analyse Marc Bourreau. Avec des premières offres avoisinant les 10 € par mois, les plateformes de streaming représentent ainsi pour les utilisateurs abonnés une dépense annuelle de 120 € ; le double de la somme moyenne que les consommateurs dépensaient annuellement en achat de disques.
Dans la mesure où les sites comme Deezer adoptent un modèle freemium, dans lequel ceux qui ne s’abonnent pas ont accès au service contre exposition à des publicités, cette constatation permet au chercheur d’affirmer qu’un consommateur de musique moyen ne s’abonnera pas aux offres premium proposées par ces plateformes. L’investissement est en effet trop élevé pour celui-ci. Afin de séduire cette cible qui représente une grosse opportunité économique, « un des enjeux futurs pour les sites de streaming sera d’avoir une tarification plus faible » assure Marc Bourreau.
Plateformes de streaming : où est la valeur ?
Il n’est pas certain cependant que les ayants droit soient d’accord avec cette stratégie. « Je pense que les plateformes aimeraient baisser leurs prix, mais les maisons de disque imposent aussi un seuil, car ils sont dépendant du chiffre d’affaire lié aux abonnements » synthétise Marc Bourreau. Une décision qui empêche par ailleurs toute forme de concurrence sur les prix. Les plateformes doivent donc trouver de nouveaux éléments différenciant. Mais lesquels ?
L’offre peut-être ? Non, à en croire le chercheur : « Le catalogue des sites de streaming est identique à quelques détails près. Ce n’est clairement pas un facteur différenciant ». La qualité du son alors ? comme pourrait le laisser supposer une analogie avec le secteur du streaming vidéo, pour lequel Netflix propose une tarification plus grande pour une meilleure définition de l’image. Non plus : les utilisateurs prêtent assez peu d’attention à la qualité du son en réalité. « En économie, nous appelons ça une préférence révélée : nous trouvons ce que les gens préfèrent en regardant ce qu’ils font » justifie Marc Bourreau. Or, mis à part quelques puristes, rares sont les usagers qui prêtent attention à cette considération.
La valeur est en réalité à chercher dans les algorithmes. L’essentiel de la différenciation se fait sur les services proposés par les plateformes : recommandation, ergonomie d’utilisation, temps de chargement… « En grande partie, l’enjeu est de bien orienter l’utilisateur, perdu dans une grande abondance de titres » explique l’économiste. Ces algorithmes permettent à l’auditeur de trouver un chemin dans l’immensité de l’offre.
Et la concurrence sur ces aspects est forte : rachat de start-up, recrutement de talents du secteur… Rien n’est laissé au hasard. En 2016, Spotify a déjà racheté Cord Project, qui développe une application de messagerie pour partager des sons ; Soundwave, qui propose de bâtir des interactions sociales autour de découvertes musicales ; et Crowdalbum, qui permet la collecte et le partage de photos prises lors de concerts.
La recherche en traitement du signal est également particulièrement scrutée par les plateformes de streaming, afin d’analyser les fichiers audio, de comprendre ce qui fait la particularité d’un titre et de trouver des morceaux de musique ayant le même profil pour le suggérer à l’utilisateur.
À lire sur le blog : Une application de reconnaissance musicale pour les morceaux live
Nouveaux rapports entre acteurs du secteur musical
Très clairement, l’offre des disques matériels ne peut lutter face à une offre numérique qui ne cesse de se diversifier. Les ventes d’albums baissent inexorablement. Interprètes et producteurs ont dû s’adapter, et trouver de nouveaux accords. Si de tout temps, les revenus des artistes étaient moins liés aux ventes de disques qu’aux recettes de concerts, il n’en était pas de même avec les labels, qui se sont aujourd’hui rabattus sur la partie évènementielle, voire même sur les produits dérivés. « La modification de la consommation a entraîné l’apparition de contrats dits ‘à 360 °’, dans lesquels la maison de disque touche toutes les recettes de l’ensemble des activités de leurs clients, et leur reverse une partie » observe Marc Bourreau.
Ces changements signifieraient-ils alors une précarisation plus grande des artistes ? « Mis à part les superstars, il faut bien réaliser que les interprètes vivent assez mal de leur travail » observe l’économiste. Il appuie ses propos sur une étude réalisée en 2014 avec l’Adami[2] montrant qu’à niveau de diplôme équivalent, un artiste gagne moins qu’un homologue cadre — témoignant ainsi que la musique n’est pas un secteur particulièrement lucratif pour les interprètes.
Malgré tout, le numérique n’a pas nécessairement aggravé la situation des artistes. D’après Marc Bourreau, « un certain nombre d’outils en ligne permet désormais aux amateurs ou professionnels de s’autoproduire, en utilisant des studios dématérialisés, en jouant sur les réseaux sociaux pour trouver des mixeurs… » YouTube, Facebook et Twitter offrent de belles opportunités d’autopromotion également. « Les collectifs de fans qui s’organisent au travers de groupes sur les réseaux sociaux jouent également un grand rôle dans la diffusion de titres, en particulier pour les artistes peu connus » ajoute-t-il.
En 2014, 55 % des artistes possédaient ou utilisaient un home studio pour s’autoproduire. Un chiffre en croissance, puisqu’ils étaient 45 % en 2008. La transition numérique du secteur n’a donc pas changé que les moyens de consommation de la musique, mais également les modes de production. Si de ce côté aussi, les choses semblent se stabiliser, il est bien difficile de dire si les grandes mutations numériques du secteur sont derrière nous ou non. « Il est toujours délicat de prédire l’avenir en économie » avoue Marc Bourreau avec un sourire amusé, « je pourrais vous dire quelque chose, et me rendre compte dans dix ans que j’étais complètement dans l’erreur. » Qu’à cela ne tienne, rendez-vous dans dix ans pour un nouveau bilan !
[1] La chaire Innovation et régulation rassemble Télécom ParisTech, Polytechnique et Orange. Elle focalise ses travaux sur l’étude des services de l’immatériel et sur les dynamiques d’innovation dans le secteur des technologies de l’information et de la communication.
[2] Adami : Société civile pour l’administration des droits des artistes et musiciens interprètes. Elle s’occupe de la collecte et de la distribution des recettes liées aux droits de propriété intellectuelle des œuvres artistiques.
Le crowdfunding, plus qu’un simple outil de financement
Symbole de la nouvelle économie bâtie sur le numérique, le financement participatif, ou crowdfunding, permet aux artistes de faire financer leurs projets musicaux par les citoyens. Mais les plateformes de crowdfunding ont également un autre avantage : elles permettent des études de marché. Jordana Viotto da Cruz, doctorante à Télécom ParisTech et à l’université Paris 13 sous la codirection de Marc Bourreau et de François Moreau, a ainsi observé dans ses travaux de thèse en cours que les porteurs de projets utilisaient ces outils pour obtenir de l’information sur le potentiel de vente de leurs albums. En s’appuyant sur une étude économétrique, elle a en particulier montré que pour les projets qui n’arrivent pas atteindre le seuil de financement, de plus grandes promesses de financement ont un effet positif sur la probabilité que ces projets d’albums soient commercialisés sur des plateformes comme Amazon dans les mois qui suivent.
Musique : fin de la révolution numérique ?
La chaire Innovation et régulation[1] organise le 28 septembre prochain une conférence sur la situation du secteur musical post-transition numérique. Au travers de présentations d’économistes, de membres de la CNIL ou de professionnels du secteur, il s’agira d’interroger les déplacements de valeur, et de revenir sur le parcours et la situation de la filière aujourd’hui.
Informations pratiques :
46 rue Barrault, 75013, Paris, de 9h à 17h.
Programme complet
Inscriptions libres
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