Les nouvelles technologies numériques questionnent nos mémoires individuelles et collectives. Elles changent notre manière d’être ensemble et nos perceptions de l’agir collectif. Pierre-Antoine Chardel, enseignant-chercheur en philosophie sociale et en éthique à Télécom École de management, évoque avec nous les réflexions qui ont fait l’objet de la journée d’études organisée par le LASCO*, Idea Lab de l’Institut Mines-Télécom, mardi 31 mai dernier.
Vous considérez que le numérique nous questionne sur notre avenir. Dans quel sens ?
Pierre-Antoine Chardel : Le numérique nous interroge sur la construction du vivre ensemble. L’action collective est redéfinie par les moyens de télécommunication actuels, et par les façons de traiter les informations, notamment au travers du big data. Pour donner un exemple : dans les environnements hyperconnectés, nous observons une surcharge informationnelle et des phénomènes paradoxaux d’incommunicabilité — nous ne nous parlons plus de vive voix. Or cela modifie le sens de l’agir. La prise de décision peut être paralysée puisqu’il est difficile d’interpréter les informations. Dans les entreprises, nous constatons par exemple que nombre de cadres ont l’impression de passer leurs journées à traiter des emails sans pour autant avoir le sentiment d’appartenir à une action collective concrète.
Les entreprises sont-elles particulièrement touchées par ces questionnements ?
PAC : Lors du la journée d’étude, Sophie Bretesché de Mines Nantes a abordé la question de la mémoire dans l’entreprise. Ce sujet est très important : nous sommes dans des restructurations sans cesse, qui vont beaucoup de l’avant sans se poser la question de l’histoire de l’entreprise, du patrimoine symbolique qu’elle constitue. Lors d’une fusion entre deux structures par exemple, comment définir un horizon commun sans pour autant oublier les passés différents ?
Au travers de l’entreprise, c’est l’aspect collectif qui est abordé, mais qu’en est-il de la dimension individuelle ?
PAC : C’est une part de la dimension collective. L’engagement collectif est conditionné par le bien-être personnel. L’effet d’appartenance est d’autant plus fort que l’individu prend soin de son état psychique dans un environnement qui peut être stressant, voire même toxique. Je prends un exemple concret à nouveau : certains cadres vont trouver l’interactivité stressante, alors que d’autres la trouveront stimulante ; parce que d’un point de vue anthropologique, il y a une perception individuelle du temps. L’agir collectif est une action commune, donc il faut travailler à l’élaboration d’une mise en commun.
Comment travailler sur cette mise en commun ?
PAC : Nous ouvrons des questions. Cela passe par une reconnaissance des problématiques éthiques, par la prise en compte de la singularité des contextes. Chaque entreprise a son système de valeurs, son histoire particulière. Il faut pouvoir les soumettre à l’éthique de la discussion telle qu’elle a pu être définie notamment par Jürgen Habermas, c’est-à-dire considérer que la dématérialisation ne doit pas nous porter à faire l’économie de la parole vive et qu’il faut, à un moment donné, se parler pour s’interroger sur les valeurs auxquelles nous tenons, mais aussi sur les outils de contrôle et de surveillance numérique.
Il en découle inévitablement des questions sur les modes d’organisation. Dans vos travaux, vous dites d’ailleurs que ceux-ci favorisent ce qui est présenté sous l’angle de l’intelligence. Qu’entendez-vous par là ?
PAC : Nous avons tendance à assimiler la multiplication des données et des flux informationnels comme étant immédiatement intelligents. Mais l’intelligence demande un effort d’interprétation et de traduction des données. Elle n’est pas dans le flux, elle est dans l’interprétation de celui-ci. L’accumulation des données ne donne pas nécessairement lieu à la production de sens, d’autant que cette circulation des données peut aussi aboutir à un phénomène de surveillance, avec toutes les questions que celle-ci nous pose en termes de respect des sphères subjectives et des informations personnelles. Sans tomber dans la paranoïa, c’est une question qui doit être posée.
Cela amène un questionnement sur l’idée même d’intelligence…
PAC : Nous pouvons en effet nous questionner sur le terme d’intelligence. Est-ce une accumulation d’informations, ou est-ce l’exercice d’un jugement critique et réflexif ? Et cela engage des discussions sur les villes intelligentes et plus généralement l’évolution des organisations.
Le numérique entraîne-t-il une perte de questionnement ?
PAC : Cette idée d’une perte de réflexion est récurrente. Nous ressentons de façon très courante ce besoin de s’arrêter sur les termes, sur le sens des mots. L’absence de questionnement entraîne une confusion. Et ce n’est évidemment pas en créant de la confusion que nous pouvons mettre en place une action riche de sens…
Cette perte de réflexion n’est-elle pas liée aussi au confort que nous procure la technologie ?
PAC : Si bien sûr, et c’est une idée qui fut en son temps bien développée par Herbert Marcuse. L’effet de commodité neutralise le questionnement que nous sommes en droit d’avoir à l’égard de telle ou telle technologie. C’est le « confort de l’immédiateté » également bien mis en évidence par Antoinette Rouvroy : les technologies nous permettent d’aller plus vite, alors nous cessons toute réflexion critique. C’est un problème, car en arrêtant de nous poser des questions, nous nuisons à la vie démocratique qui passe par le fait de rendre possibles des discussions ouvertes, des regards croisés. Or nous n’avons pas l’impression que ces dynamiques de questionnement soient très en vigueur. Nous sommes plus dans des attitudes de consommation vis à vis des technologies comme les smartphones ou la biométrie, et pas dans l’interrogation des impacts sur la vie privée et l’évolution des processus de subjectivation.
Selon vous, une partie de la solution passe par la définition d’une nouvelle herméneutique. Pouvez-vous expliquer de quoi il s’agit ?
PAC : L’herméneutique est l’art d’interpréter. En l’occurrence, il s’agit ici d’interpréter des objets techniques en fonction du contexte, de l’environnement dans lequel ils s’inscrivent. C’est une question fondamentale, puisqu’elle permet de s’interroger sur la vision de l’homme que les nouvelles technologies produisent. Typiquement, avec le traitement des big data, nous avons une certaine appréhension de l’humain qui passe par les calculateurs algorithmiques. Du point de vue de l’herméneutique, la question qui se pose est de savoir si l’humain est réductible à des données et s’il peut être abordé comme un objet calculable et prédictible.
D’une certaine manière, cela aborde la question des imaginaires collectifs ?
PAC : Oui, quelque part il y a cette idée que l’humain se construit par des imaginaires, par des récits et des horizons de sens. Il est important de savoir quel imaginaire social est en jeu dans la construction de nos sociétés numériques, et surtout quelle vision de l’homme est sous-tendue par ces dynamiques.
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Le LASCO, un travail sur le sens
Fondé au printemps 2013 sous l’impulsion de Jan Spurk et de Pierre-Antoine Chardel, le LASCO – Monde Contemporain est un laboratoire d’idées (Idea Lab). Sa mission scientifique principale consiste à analyser les conditions d’émergence du sens à l’heure où les subjectivités, les rapports interpersonnels, les organisations et les espaces politiques sont l’enjeu de mutations importantes, en particulier avec l’expansion des technologies numériques ainsi qu’avec la mondialisation de certains modèles économiques.
Pour ce faire, il rassemble plus de 20 chercheurs issus de diverses disciplines des sciences humaines et sociales, sur la base d’un programme commun globalement axé sur l’interprétation de l’agir individuel et collectif à l’ère de la métamorphose numérique. Quatre écoles de l’Institut Mines-Télécom participent à cet effort collectif : Télécom École de management, Télécom Bretagne, Mines Nantes, Mines Saint-Etienne.
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