La transition numérique va bien au-delà d’une mise à disposition de nouveaux outils : elle modifie également nos rapports collectifs. Afin de savoir comment, le think tank de l’Institut Mines-Télécom (IMT) a lancé en 2014 un sujet de prospective sur « l’efficacité collective à l’ère numérique ». Le 8 avril 2016, un colloque sera organisé par la Fondation Télécom pour présenter les résultats de ce travail. Françis Jutand, directeur général adjoint de l’IMT, est à l’origine de ce projet. Il revient avec nous sur ce que le numérique modifie dans des structures collectives comme l’entreprise.
Où le questionnement sur l’efficacité collective à l’ère numérique trouve-t-il sa source ?
Francis Jutand : La réflexion part du constat que le numérique transforme l’ensemble de la société. Cette métamorphose a des conséquences sur l’organisation de l’action collective. Celle-ci va évoluer, impliquant plus d’interactions, plus d’accès à la formation, et des échanges plus nombreux autour de décisions. Les conditions de l’efficacité collective vont donc aussi changer.
L’horizontalité est un concept très à la mode qui est souvent utilisé pour décrire de nouveaux rapports possibles grâce au numérique. Est-ce de cela qu’il s’agit : une action collective plus horizontale ?
FJ : Selon moi, l’horizontalité ne rend pas bien compte de la richesse du potentiel d’interaction apportée par le numérique. Je dirais plus qu’il s’agit d’une organisation multi-réticulaire. Une structure horizontale évoque une notion de couches, or le numérique permet de dépasser cette idée. Il transforme les modes d’organisation hiérarchisés classiques — où chaque couche est un espace limité gérable et s’ancre dans une pyramide — vers une structure d’intérêts et de coopération guidée par des finalités ou des projets.
Cette transformation de l’action collective par le numérique présente-t-elle des risques ?
FJ : Le numérique peut être créateur mais aussi destructeur. Dans le débat démocratique par exemple, nous assistons à de belles choses, mais aussi à des abominations liées au flou des informations et à la fenêtre étroite de l’instantanéité. C’est pour cela qu’une entreprise ne peut pas tout lâcher et n’exercer aucun contrôle sur cette métamorphose. Il faut accorder de l’importance à rendre les nouvelles interactions essentiellement positives. L’architecture organisationnelle classique permet d’assurer le consensus ou l’arbitrage, la changer implique d’inventer aussi des modes de régulation pour que cette fonction soit toujours assurée.
Mais comment assurer le maintien de cet équilibre dans un environnement où la maîtrise des outils numériques semble fortement conditionnée par des aspects générationnels ?
FJ : Les disparités générationnelles au sein d’une action collective peuvent présenter des difficultés. Mais elles sont aussi une chance. Je combats régulièrement l’idée selon laquelle les jeunes représentent une solution à tous les problèmes d’avenir. Si c’était le cas, il n’y aurait jamais de souci puisqu’il y a un renouvellement générationnel perpétuel. Et s’il n’y a que des gens souhaitant faire table rase du passé, les mêmes erreurs seraient bien souvent commises. Donc il faut s’appuyer sur le mélange générationnel, l’impulsion transformatrice des jeunes et des moins jeunes et la fonction mémoire et régulation des plus expérimentés, et permettre à chacun de contribuer au design harmonieux de la métamorphose.
Au sein des entreprises, une telle restructuration des rapports apparaît comme largement conditionnée par la volonté des directions. Sont-elles forcément toutes favorables ?
FJ : Comme pour toute transformation, plusieurs comportements sont possibles : résister, s’adapter, ou prendre le taureau par les cornes et être moteur de la métamorphose. Toutes ces attitudes sont observées. Mais en restant dans une position ancienne, l’entreprise aura toujours du mal à suivre, car les choses vont très vite. Il faut comprendre que la transformation numérique s’est faite pour une grande part viralement de l’extérieur, c’est-à-dire par les employés de l’entreprise. À ce titre, il représente une source d’auto-créativité : de nouvelles idées et de nouveaux potentiels apparaissent. Dès lors que l’entreprise comprend cela, elle a moins peur sur ses capacités d’évolution. Mais l’inconnu effraie toujours un peu. D’ailleurs, il a fallu convaincre pour imposer ce sujet de prospective auprès des entreprises, car elles sentent qu’elles marchent en terrain inconnu.
En mêlant des entreprises et des associations à des chercheurs pour ce travail de prospective, vous sortez du cadre conventionnel de recherche associé à une institution comme l’Institut Mines-Télécom. Quel est l’intérêt d’un tel projet ?
FJ : L’objet est différent de celui d’un projet de recherche. Il ne s’agit pas de produire de la connaissance ou de trouver des solutions, mais de voir comment la transformation de l’efficacité collective s’organise. L’objectif n’est pas non plus de faire le tour de la question mais de contribuer dans un monde ouvert aux réflexions collectives. Nous avons souhaité intégrer des points de vue internes et externes, avec des politiques, des entrepreneurs, ou encore ce que les anglo-saxons appellent des « agitateurs ». Ce cocktail permet ainsi d’aboutir sur une vision qui évite le monocolore. La prospective permet ainsi de forger des opinions plus ouvertes et plus vraisemblables qu’un travail de vision issu d’une projection d’intérêts ou manquant de multiscopie. Et puis l’Institut Mines-Télécom formant des élèves pour le long terme, travaillant avec les entreprises sur les transitions et ruptures, étudie aussi des sujets d’économie et de société, dans lesquels ce travail sur l’efficacité collective s’intègre complètement.
À lire également sur le blog : Comment créer du sens à l’ère numérique ?
Découvrez les résultats du travail de prospective
Les travaux du think tank Futur numérique sur « l’efficacité collective à l’ère numérique » — dirigés par Carine Dartiguepeyrou — font l’objet de la publication d’un cahier de prospective par la Fondation Télécom. Celui-ci présente la démarche choisie et un compte-rendu des différents ateliers mis en place sur des thématiques telles que « Comment favoriser la participation citoyenne ? » ou « Crowdsourcing, marketing ou lobbying ? ». Il rapporte les regards et expériences de spécialistes comme Benjamin Tincq (OuiShare), Valérie Peugeot (Orange Labs), Guillaume Peter (SFR), Chrystèle Verfaille (BNP Paribas), etc.
Le cahier est disponible en version numérique ici.
Durant une matinée, le colloque reviendra sur certains aspects des travaux, dont l’apport de la génération Y à l’efficacité collective ou les nouveaux modes organisationnels dans les entreprises. Des participants aux ateliers comme Gilles Berhault (président du Comité 21 et secrétaire général d’Acidd) ou Olivier Zara (expert en management des médias sociaux) apporteront leurs témoignages.
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