Christophe Prieur est un chercheur atypique, puisqu’il couple depuis dix ans informatique et sciences sociales, en étudiant ces formes étranges et hybrides qui ont émergé de l’histoire d’internet : les réseaux sociaux, et leurs algorithmes complexes qui énoncent les nouvelles lois de la sociabilité. Il travaille en particulier sur les données du projet Algopol, qui s’est intéressé aux usages de Facebook.
Vous venez d’arriver au département Sciences économiques et sociales de Télécom ParisTech, quelle est votre expertise et sur quels sujets de recherche allez-vous travailler ?
Je travaille depuis 10 ans sur l’analyse des usages de sociabilité sur de grandes quantités de données, avec pour objectif des questions de sciences sociales. Je m’intéresse en particulier aux formes de sociabilité : qu’est-ce que c’est un lien en ligne ? Un ami sur Facebook ? Quels types de relations entretient-on sur des plateformes comme Facebook par rapport aux relations en face à face ? Est-ce pertinent de parler d’amis ? Et finalement, qu’est-ce qu’un ami ? Par exemple, il y a des gens qui mélangent leurs amis, d’autres qui les séparent. On l’observe sur la structure des réseaux.
Je travaille à la fois sur des questions de relations en ligne et sur des méthodes. Je mets au point des algorithmes pour analyser ces relations. C’est ce qui intéresse les chercheurs de Télécom ParisTech. Un exemple qui s’inscrit dans la recherche de l’école, c’est l’enquête Algopol sur les usages de Facebook.
Comment étudie-t-on la sociabilité à partir d’algorithmes ?
Il faut poser des questions pertinentes aux algorithmes. Un bon moteur de questions, c’est d’écouter les idées reçues, les remarques de prétendu « bon sens », qui ne collent pas avec ce que je vois. Par exemple : « Maintenant les jeunes avec Facebook ne se parlent plus, ils sont rivés à leur écran d’ordinateur. Facebook ce ne sont pas de vraies relations. » Or, mon impression c’est que Facebook répond vraiment à un besoin et fournit au contraire des prises pour de nouvelles formes d’interaction.
Les algorithmes servent à mesurer ce type d’interactions en observant des schémas de conversation. Sur Facebook, la conversation c’est une prise de parole – qui peut être une phrase, une photo seule, une photo et un texte, une vidéo Youtube, un lien, etc. – et des personnes qui y réagissent. Les algorithmes vont essayer de classifier ces différents schémas : par exemple, est-ce que ce sont toujours les mêmes personnes qui réagissent quand je publie une photo ?
Quels sont vos projets de recherche à venir ?
Je viens d’obtenir un financement de l’école pour une thèse en co-direction avec Antonio Casilli. Je vais continuer à travailler sur les données Algopol : on a effectué les premières analyses et obtenu les statistiques de base mais il reste à travailler sur l’évolution des réseaux, les données temporelles, l’empreinte des conversations sur les réseaux… Et ce avant décembre 2015, date à laquelle on s’est engagé à détruire les données.
Une autre piste de recherche consisterait à travailler sur les plateformes web. Un terrain possible sur lequel on peut appliquer ce genre de méthode, c’est GitHub (une plateforme de travail collaboratif, conçue au départ pour les développeurs). C’est la même logique que pour Facebook : plein de projets sont publiés, dont certains dérivent les uns des autres. Pour chaque projet, il faudrait analyser les relations et faire émerger différents types de projets : ceux qui sont très ouverts, ceux qui sont très protégés par le concepteur initial, etc. Comment ces stratégies de gouvernance influencent-elles la diffusion ? Par exemple, le jeu 2048, sorti par un italien de 18 ans, est le « fork » (nouveau logiciel créé à partir du code source d’un logiciel existant) d’un autre jeu intitulé 1024, qui a eu plusieurs versions sur Github, lui-même dérivé d’un jeu aux règles sensiblement différentes. Pourquoi est-ce ce projet qui a marché ? Pourquoi est-il addictif ?
Quels sont les enjeux de ces thématiques de recherche ?
D’une certaine manière, avec Google, avec les algorithmes de recommandations, on va dans une société de plus en plus algorithmisée, dans laquelle on est profilés par des algorithmes. Nos traces d’activité, en ligne ou non, à commencer par notre liste de courses dans un supermarché, disent beaucoup de choses sur nous.. En contrepartie, nous aussi on a des choses à dire, on a nos outils, fournis par des plateformes comme Facebook, pour construire un moi en ligne, qui va laisser des traces. Ces traces sont là, parfois embarrassantes, que je vais assumer ou cacher sous un flux. Je vais mettre en avant les traces qui m’arrangent pour construire mon personnage, et jouer avec l’hypervisibilité en ligne. L’enjeu est donc d’étudier, de quantifier la manière dont des plateformes comme Facebook donnent des outils pour changer les formes de sociabilité ou en tout cas pour équiper la construction de la sociabilité, de l’identité aussi.
Le projet Algopol
Algopol est un projet de recherche financé par l’Agence nationale de la recherche (ANR) sur la « politique des algorithmes », qui étudie les formes particulières prises par les interactions sur Facebook . Le projet réunit des sociologues et des informaticiens de plusieurs centres de recherche : le Laboratoire d’informatique (LIAFA) de l’Université Paris Diderot – Paris 7, le Centre d’analyse et de mathématique sociale (CAMS) de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et du CNRS, le laboratoire des usages d’Orange Labs (SENSE) et l’entreprise Linkfluence.
Christophe Prieur a participé au développement de l’application Algopol qui a permis de collecter l’activité réelle de 16 000 volontaires sur Facebook. « Le défi scientifique, c’était d’avoir à la fois une analyse horizontale (les 16 000 réseaux à analyser avec leurs informations temporelles, etc.) et verticale, car on va creuser chacun des réseaux. Il faut des outils algorithmiques très performants pour tourner sur une grande quantité de réseaux. »
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A lire sur le blog : « Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ? » d’Antonio Casilli