Quel est le lien entre le contrôle d’un ordinateur par la pensée, la possibilité de devenir invisible, l’utilisation des mondes virtuels pour tester des hypothèses en archéologie, ou les travaux pour mieux comprendre et soigner l’épilepsie ? Toutes ces recherches bénéficient d’une nouvelle approche de la science, dite computationnelle, qui devient une discipline à part entière.
La physique computationnelle est un domaine de recherche étudié à l’Institut Mines-Télécom, plus particulièrement porté par Francesco Andriulli, enseignant-chercheur à Télécom Bretagne. Celui-ci fait partie de cette génération de scientifiques, disposant de technologies avancées et confrontés à des masses de données, qui doivent maîtriser à la fois leur domaine de recherche, les mathématiques et l’ingénierie.
Des sciences computationnelles au service de la physique
Depuis quelques années et sous l’impulsion de Jim Gray, chercheur en base de données et prix Turing 1998, la communauté scientifique perçoit dans le déluge de données qui nous entoure un changement de paradigme majeur pour sa pratique. Trois paradigmes principaux ont en effet animé la science depuis ses origines, les plus récents ne remplaçant pas les plus anciens, mais les complétant. Elle s’est tout d’abord construite pendant des siècles à partir d’une méthodologie empirique fondée sur l’observation et l’étude des seuls phénomènes observables. Puis les pratiques scientifiques sont devenues de plus en plus théoriques, utilisant des modèles et faisant appel aux abstractions et à la généralisation. C’est ainsi que les lois de Kepler et les lois de Newton en mécanique, les équations de Maxwell en électromagnétisme et la théorie cinétique des gaz font leur apparition. Enfin, l’arrivée des ordinateurs au milieu du XXe siècle ajoute la programmation aux outils de travail des chercheurs, et leur permet de modéliser les phénomènes complexes.
Aujourd’hui la science a à nouveau changé. Les scientifiques ne regardent presque plus directement dans leurs instruments (télescopes, microscopes…). Ils examinent à la fois les données capturées par ces instruments, et celles créées par les simulations. Et ces données sont de plus en plus massives. Pour Jim Gray, l’exploration de données est devenue le quatrième paradigme scientifique.
La physique computationnelle s’inscrit dans cet héritage. Francesco Andriulli précise : « C’est un domaine pluridisciplinaire, à la fois théorique et relevant de la physique et des mathématiques appliquées, de l’ingénierie avancée, et du calcul à haute performance. » En son sein, l’électromagnétisme computationnel revient à résoudre les équations de Maxwell, une théorie beaucoup plus prédictive que la mécanique, dans des espaces et des milieux complexes. Et même si ces équations sont vieilles de 150 ans, il s’agit d’un domaine très vivant : « On trouve des effets récents, des éléments nouveaux, notamment dans le domaine quantique, et dans les sciences des matériaux complexes ».
En plus de sa contribution aux avancées de la science, la physique computationnelle a également un fort impact sur l’ingénierie de pointe et ses applications. Dans sa carrière, Francesco Andriulli a ainsi collaboré avec plusieurs organismes, centres de recherche et sociétés en Europe et aux États-Unis. Les solutions électromagnétiques et techniques numériques qu’il a mises au point ont été appliquées à plusieurs techniques et problèmes industriels comme la conception et la caractérisation électromagnétique de circuits, les métamatériaux, les antennes très haut-débit, ainsi que la caractérisation de la physique électromagnétique du cerveau, les interfaces cerveau-machine et l’imagerie cérébrale.
Les interfaces cerveau-machine modernes
Le cerveau est un de ces milieux très compliqués pour qui veut comprendre les interactions électromagnétiques qui s’y déroulent. Il existe plusieurs sources de complexité majeures, explique le scientifique, pour qui ce sujet est une des applications de son domaine de recherche : « Les propriétés physiques ne sont pas les mêmes partout ; le déplacement de la charge électrique suit un parcours préférentiel entre les cellules neuronales, et pas dans toutes les directions ; les puissances en jeu sont très faibles ; et surtout, il est difficile de reproduire les résultats d’une expérience, car il est impossible d’avoir deux fois le même état cérébral. » L’étude du cerveau peut se faire à l’aide d’imagerie par résonance magnétique, une technique qui permet de l’examiner dans son volume, mais lourde et chère à mettre en œuvre. Une autre technique consiste à mesurer l’activité électrique du cerveau à l’aide de capteurs placés sur le cuir chevelu : c’est l’électroencéphalographie. « Nous nous sommes équipés de la machine la plus puissante, à 256 capteurs haute densité », ajoute le chercheur. Mais mesurer ne suffit pas, il faut savoir où la mesure est prise. C’est pourquoi le patient est entouré d’un dôme qui localise exactement chacun des capteurs, et permet de calculer un modèle déformable de la tête du patient.
Modèle théorique physique et mathématique, capteurs et interfaces cerveau-machine qui donnent tous les niveaux d’interprétation possibles, algorithmes nouveaux pour traiter les données acquises : à chaque étape l’électromagnétisme computationnel déploie tout son intérêt, car il permet de résoudre la complexité à chacun de ces niveaux.
Couplées à des technologies de pointe, les mathématiques ont un vrai rôle pratique
« On fait la mesure à la surface du volume du cerveau, et les mathématiques permettent de passer de la surface au volume », résume Francesco Andriulli. Les algorithmes sont ensuite la clé qui va permettre d’accélérer les calculs. « Ici les mathématiques ne sont pas seulement utiles, elles sont essentielles. » Grâce à ces algorithmes et aux supercalculateurs, on passe de quatre ans de calcul à deux heures.
Si tout cela est possible aujourd’hui, c’est principalement pour deux raisons. Il y a d’abord eu une avancée mathématique majeure à la fin des années 90, la méthode multipolaire rapide (Fast Multipole Method) développée notamment pour aider à résoudre le fameux problème à N corps, et d’autres problèmes complexes dans des temps raisonnables. La deuxième raison est que l’on dispose aujourd’hui des technologies clé permettant de s’attaquer à ces problèmes. Dans le cas du cerveau, ces technologies augmentent la puissance prédictive du comportement électromagnétique, et permettent d’en faire une imagerie très précise.
La réussite des algorithmes dépend aussi du matériel sur lequel ils sont placés. Ce ne sont pas deux domaines séparés. « C’est bien du transdisciplinaire, pas du multidisciplinaire », explique avec enthousiasme le chercheur. « Le transdisciplinaire est intrinsèquement multidisciplinaire, c’est l’idée de nager dans plusieurs piscines en même temps. » Ce caractère transdisciplinaire se concrétise dans plusieurs projets de recherche fondamentale et appliquée, que Francesco Andriulli a initiés tant au niveau régional, national qu’européen. Il a bénéficié d’une bourse du programme ANR JCJC (Jeunes Chercheuses et Jeunes Chercheurs) dans le cadre des avancées en techniques d’imagerie en électroencéphalographie. S’il a accès au septième calculateur le plus puissant du monde, il travaille également au sein de son laboratoire TeleComPhysLab for Brain Research Applications à Télécom Bretagne sur du matériel plus classique, pour voir ce qui est réalisable à cette échelle. « Notre expertise va faire la différence », conclut-il avec confiance.
La trentaine passée, Francesco Andriulli est dans la phase d’accélération de sa carrière où il peut se consacrer à la recherche tout en s’engageant dans l’animation de sa communauté scientifique et dans la transmission de sa passion. En août 2014 à Pékin, il reçoit la « Issac Koga Gold Medal » décernée tous les trois ans par l’Union radio-scientifique internationale (Ursi) aux jeunes scientifiques aux résultats exceptionnels dans leurs travaux en radio-sciences. Senior member IEEE, il est nommé éditeur associé en juillet 2013 de la prestigieuse revue scientifique IEEE Antennas and Wireless Propagation Letters, puis de la revue IEEE Transaction on Antennas & Propagation. « J’ai voulu être chercheur depuis le lycée, » se souvient-il, « quand j’ai découvert que la connaissance fournissait les compétences pour des réalisations ultérieures. » D’où un très fort intérêt pour les mathématiques, « essentielles, car même si on développe des applications qui paraissent ensuite sympathiques et évidentes, il ne faut jamais oublier qu’elles viennent des maths », doublé d’un état d’esprit d’ingénieur, pour « être capable de faire ».
Diplômé de l’École Polytechnique de Turin et de l’Université du Michigan à Ann Arbor, le jeune chercheur arrive à Télécom Bretagne en 2010. Titulaire d’une habilitation à diriger les recherches, il anime une équipe de plusieurs doctorants et post-doctorants. Dans le cadre du programme européen « Marie Curie Ambassadeur », il mène une activité de vulgarisation de la science dans plusieurs lycées de Brest. Francesco.Andriulli@telecom-bretagne.eu
Rédacteur : Nereÿs
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