David Bounie et Patrick Waelbroeck, enseignants-chercheurs au département Sciences économiques et sociales de Télécom ParisTech, ont co-publié (avec Bora Eang, doctorant) un article scientifique sur leur analyse du marché du livre électronique aux Etats-Unis. Ils confirment notamment que le livre électronique ne représente pas uniquement un substitut au livre papier car il permet notamment notamment de prolonger la carrière d’ouvrages des catalogues anciens…
La révolution programmée du livre électronique alimente depuis quelques mois les titres et les colonnes des journaux avec la TVA sur le livre électronique, la fragilisation économique des librairies et la loi sur le prix unique du livre. Rappelons en quelques lignes les polémiques. Depuis 2007, des distributeurs outre-Atlantique tels qu’Amazon commercialisent avec succès des livres électroniques à prix réduits que les consommateurs téléchargent et lisent sur des appareils autonomes de type tablettes et liseuses. Ces appareils permettent de stocker des centaines d’ouvrages, mis parfois directement en vente par l’auteur lui-même sur Amazon, et que les consommateurs achètent sur Internet et emportent dans leurs déplacements quotidiens, en vacances, etc. En quelques mots, c’est toute la filière de l’industrie du livre qui est bouleversée, de l’édition à la commercialisation, de sorte que certains ne se refusent plus à prédire à terme un scénario catastrophe : la disparition du livre papier.
Les statistiques en provenance des Etats-Unis alimentent ce scénario extrême. L’association des éditeurs américains (Association of American Publishers) annonce ainsi que 49,5 millions de livres électroniques ont été vendus aux Etats-Unis en 2010 pour une valeur de 441 millions de dollars, soit une augmentation de 291% par rapport à 2009. Les ventes de livres électroniques représentent désormais 8,3% des ventes totales de livres alors qu’elles ne représentaient que 3,2% des ventes en 2009.[1] La question que se posent tous les passionnés et professionnels du livre est alors la suivante : les ventes de livres électroniques cannibaliseront-elles à terme les ventes de livres papier ?
A ce jour, le recul est encore limité puisque les premiers livres électroniques ont été commercialisés à la fin des années 90 et se sont surtout démocratisés avec le Kindle d’Amazon aux Etats-Unis à partir de 2007. Mais l’analyse des meilleures ventes de titres commercialisés sur Amazon.com au format papier et électronique peut fournir des indications intéressantes sur les évolutions à attendre pour le marché français.[2] C’est à cette étude que nous nous sommes prêtés dans un travail intitulé « Superstars and Outsiders in Online Markets: An Empirical Analysis of Electronic Books ». Nous avons analysé les caractéristiques des palmarès des 100 meilleures ventes mensuelles de livres aux formats papier et électronique publiées par Amazon.com sur la période de novembre 2007 à juillet 2010, soit une période de 121 mois. Au total, 1861 titres papier et électronique sont entrés dans les deux palmarès. Nos analyses indiquent tout d’abord que 29,7% des 1861 titres sont entrés au moins une fois dans les deux palmarès des 100 meilleures ventes papier et électronique sur l’ensemble de la période. En d’autres termes, 70,3% de l’ensemble des titres appartiennent soit au palmarès des meilleures ventes de livre papier soit au palmarès des meilleures ventes de livre électronique. Ces premiers résultats signifient par conséquent que la demande de livres au format électronique est très largement différente de celle de livres papier.
Ensuite, nos analyses mettent en évidence l’existence de deux catégories de titres. Les premiers, que nous qualifions de « superstars », apparaissent à la fois dans le palmarès des meilleures ventes de titres électroniques et dans celui des meilleurs ventes de livres papier. Ils sont principalement écrits par des auteurs à succès. Le prix de ces titres superstars au format électronique est en moyenne plus faible que le prix de leurs équivalents au format papier. Les seconds sont des best-sellers électroniques que nous appelons « outsiders » car ils n’entrent pas dans le classement des meilleures ventes au format papier. Parmi ceux-ci, certains existent au format papier alors que d’autres n’existent pas dans ce format. Ces derniers sont souvent écrits par des auteurs contemporains qui testent leur audience sans nécessairement passer par une maison d’édition. Ces « outsiders électroniques » sont généralement caractérisés par des prix plus élevés et des dates de parution plus anciennes. En d’autres termes, ils ont une plus grande probabilité d’appartenir aux catalogues anciens qu’aux nouveautés. Les plateformes de vente de livres électroniques tendent alors en quelque sorte à allonger la durée de vie des livres papier, ce qui constitue un avantage pour les auteurs qui bénéficient d’une fenêtre d’exposition beaucoup plus longue auprès de leur public.
Quelles leçons peut-on donc tirer de l’analyse du livre électronique sur Amazon.com ? Notre analyse confirme que les consommateurs sont sensibles aux prix des livres commercialisés dans les deux formats mais également que le livre électronique ne représente pas uniquement un substitut au livre papier car il permet de satisfaire une partie de la demande pour des livres du catalogue ancien, c’est-à-dire des classiques. De ce point de vue, les plateformes de vente de livres électroniques permettent d’accroître la taille du marché et peuvent représenter un canal de distribution stratégique pour les éditeurs et les auteurs.
[1] Les statistiques sont disponibles à l’adresse suivante : http://www.publishers.org/press/24
[2] Amazon.com est le principal distributeur de livres électroniques aux États-Unis.